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7 avril 2016

L’abbaye des Conards de Rouen

Fête des fous, 1559, d'après Brueghel gravé par Pieter Van der Heyden
L’abbaye des Conards de Rouen

Parmi les réjouissances populaires du Moyen Âge et des débuts de la Renaissance, il est une célébration qui va très certainement remporter votre suffrage, c’est la bien nommée fête des Conards !

Cette joyeuse fête était célébrée à une époque « où la gaieté était de bon aloi en France, aussi bien dans l’église qu’à la cour et à la ville [et] une fois l’an les portes du cloître étaient enfoncées, et les religieuses dansaient avec les clercs ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce genre de fantaisies se déroulaient bel et bien durant les jours gras du carnaval (depuis la dernière semaine de janvier jusqu’à Mardi-gras), cette période de liesse populaire héritée du paganisme (Saturnales et Lupercales). Souvenez-vous de l’élection du pape des fous racontée par Victor Hugo dans son roman Notre-Dame de Paris (1831). Le titre de fou, « était donné à chacun des associés d’une confrérie de bouffons, jouissant, à certaines époques de l’année, du privilège de tout dire et de tout faire. Les membres se recrutaient dans l’ordre civil, et surtout dans le clergé ». Ces manifestations carnavalesques, communément appelées fête des Fous étaient ainsi célébrées dans de nombreuses villes de France, chacune ayant ses spécificités propres. Ainsi à Paris les gais lurons honoraient la Mère-Sotte, ceux de Dijon la Mère-Folle, les Poitevins célébraient la fête des Barbatoires tandis que celle des Diacres soûls se déroulait à Reims. Si Paris avait ses Turlupins, ses Badins ou encore ses Enfants-sans-soucis, la ville de Rouen quant à elle, avait son abbaye des Conards ! Pour autant, Rouen n’avait pas non plus le monopole des Conards, on retrouve la présence de cette atypique confrérie dans d’autres villes normandes telles Cherbourg, Caen, Évreux, mais aussi au Puy-en-Velay ! Cependant, les Conards de Rouen étaient célèbres et reconnus pour leur talent puisqu’on sait que « la ville et ses faubourgs possédaient de nombreux farceurs de métier, dont plusieurs allaient jouer jusqu’à Paris ». La grande classe, vous dis-je !

À Rouen, ces fêtes paillardes étaient célébrées depuis le XIIIe siècle par les prédécesseurs de l’abbaye des Conards, la société des Coqueluchers. Ces derniers, majoritairement issus du clergé, tenaient leur drôle de nom du coqueluchon qu’ils portaient sur la tête, le fameux capuchon à longues oreilles garnies de grelots qui fut par la suite adopté par les Fous et les bouffons professionnels.

Soufflets pétardiers sur l'envers et l'endroit d'un même étendard de la Mère Folle, Bourgogne, XVIIe siècleSoufflets pétardiers sur l’envers et l’endroit d’un même étendard de la Mère Folle, Bourgogne, XVIIe siècle

Nos Coqueluchers, se prêtaient à des grivoiseries indicibles puisqu’on sait que leur fondateur, un dénommé Dom de la Bucaille et qui n’était autre que le prieur de l’abbaye de Saint-Taurin, rendait des petites visites coquines à l’abbesse de Saint-Sauveur et que « dans les communautés des deux sexes, on présidait à l’élection d’un abbé fou et d’une abbesse folle ». Ensuite, il y eut des histoires d’épousailles interdites entre moines et moinesses, des affaires pas très chrétiennes… Bref, tout ce charivari monastique finit par se voir interdit en 1245 par Odon Rigaud, l’archevêque de Rouen, avant de réapparaître au milieu du XIVe siècle sous le nom d’abbaye des Conards. Certains affirment que le doux sobriquet de Conards, ou Cosnards, était une allusion aux cornards, ces maris cocus qui étaient la risée du voisinage. Une chose est cependant certaine, au moment où se déroule notre histoire, un conard est un homme « sot et facétieux ». Mais ne vous fiez pas trop vite à cette définition, car les Conards de Rouen, vous allez le voir, étaient loin d’être débiles. Ils étaient d’ailleurs craints et redoutés par toute une partie de la population.

En effet, le talent de ces amuseurs était de dévoiler au grand jour les désordres sociaux et les tares de la bonne société ; et mieux valait se méfier de ces « malins et infatigables enquêteurs ». Organisés et bien renseignés, ces joyeux drilles traquaient les écarts de conduite et les déviances de leurs contemporains pour mieux les dénoncer, sur les places et dans les rues, et les livrer en pâture aux ricanements des badauds. Adultère, cocufiage, vol, crime… rien ne leur échappait ! Ils se moquaient éhontément des rois, des papes, du haut clergé et n’hésitaient pas à s’attaquer au petit peuple, s’il le méritait. Nul n’était épargné ! Malhonnêtes et goujats, pendant « les huict iours de Conardie », faisaient profil bas. Rouen devenait alors la proie de ces foldingots : « à eux la ville tout entière, ses rues, ses places, ses habitants, sa chronique maligne ; à eux, par privilège exclusif, la censure, la chaire de morale, la chaire même de vérité, si je l’ose dire ; car la cité ne voulait plus, maintenant, entendre qu’eux ». Et ce privilège dont nous parle ici Amable Floquet, auteur de l’Histoire des Conards de Rouen, c’est bien une autorisation officielle délivrée par le Parlement de Rouen, autorisant leurs mascarades ainsi que le port de masques (moyennant finance) leur permettant toutes les folies sous couvert d’anonymat.

La fête des Conards

À la tête de cette improbable abbaye se tenait l’abbé Fagot, « monarque universel de tous Conards residans soubs le ciel » qui, à l’approche de la période du carnaval, réunissait auprès de lui ses patriarches et cardinaux en conclave, à l’image du clergé de l’époque. La fête des Conards pouvait alors commencer !

convocation conarde, février 1540. p50. Les triomphes….pngConvocation conarde de février 1540, Les triomphes de l’abbaye des Conards, p. 16.

Les festivités s’ouvraient par une grande parade triomphante dans toute la ville de Rouen. Les Conards alpaguaient les passants en énumérant les excès de la société auxquels le brave peuple était quotidiennement confronté (la mainmise des puissants, le mauvais gouvernement, la hausse des prix, les taxes accablantes, etc.). Trois jours durant, les rues et ruelles de la capitale normande devenaient le théâtre d’un véritable tribunal ambulatoire à huis ouvert. Les péchés et les sottises des petits et grands étaient mis en scène par ces muscadins, costumés et grimés sous les traits de ceux qu’ils accusaient et traînaient dans la fange. Leur modus operandi : des pamphlets, des comédies, des dizains, des huitains, des quatrains endiablés qu’ils déclament ou distribuent directement à la multitude pour une meilleure propagation… Je vous laisse ici vous délecter des nombreuses poésies et pièces de théâtre réunies par Marc de Montifaud dans son ouvrage Les triomphes de l’abbaye des Conards de Rouen.

Le jour du « dimanche gras, qui est le grand, gros, gras, haut et magnifique jour » de la fête des Conards, était également organisé un défilé de chars décorés à la mode antique… L’abbé des Conards, richement costumé, « mitré, crossé, monté sur un char » fermait la marche en exécutant ses bouffonneries sacerdotales tandis que des joueurs de fifres, de tambours, de trompettes et autres braillards accompagnaient cette procession burlesque.

Enfin, le Mardi-gras, les Conards déjeunaient à la halle aux Draps (aujourd’hui appelée halle aux Toiles) sous la présidence de leur « grandissime, magnifiquissime et potentissime sieur abbé », tout en écoutant de pieuses lectures selon la tradition monastique. Bien évidemment, en guise d’évangile nos larrons se régalaient de la lecture de Pantagruel. Après le banquet, place était faite aux farces et comédies, aux danses et aux morisques… Leurs mises en scène, pleines de reproches contre les bourgeois et autres personnalités jugées grotesques de la ville, s’achevaient par l’élection du plus vilain bougre de Rouen. Ce dernier se voyait alors décerner une crosse d’abbé et subissait un lynchage en règle. À titre d’exemple le grand vainqueur de l’année 1541 était un couillon qui, « faute d’argent, avait joué sa femme aux dés ». Diantre…

Malheureusement, quand les Conards se lâchent, il y a souvent de la casse.

Bulletin religieux de l'archidiocèse de Rouen p. 396Bulletin religieux de l’archidiocèse de Rouen, p. 396.

Malgré la royale protection octroyée par le bon roi Henri II qui s’était amusé de leurs « subtils dictons et plaisantes moralités » lors de son entrée en triomphe dans Rouen en 1550, les insolences des Conards ne font toutefois pas l’unanimité ! Alors, ça grogne… Très rapidement, les Conards et leur humour redoutable deviennent le fléau des autorités religieuses (notamment l’importante communauté protestante de Rouen) et parlementaires, qui condamnent sans pitié leurs impiétés. C’est que les Conards s’insurgent contre l’autorité et remettent en cause la justice et le pouvoir royal (et donc divin), comme au travers de cette moralité rouennaise intitulée Église, Noblesse et Pauvreté qui font la lessive.

Alors on a tout d’abord délicatement essayé de faire taire ces gentils conards, en leur demandant de se ranger, de cesser leurs âneries et de suivre une autre pratique :

gentils conards.pngExtrait d’un chant royal rapporté dans le Bulletin philologique et historique jusqu’à 1715 du Comité des travaux historiques et scientifiques, p. 407.

Finalement, le Parlement (dont les membres étaient régulièrement ciblés par les parodies des Conards) finit par leur interdire le port des noms et habits ecclésiastiques, puis l’Église s’en mêla et le coup de grâce fut donné par la décision du cardinal de Richelieu de dissoudre l’abbaye et ses Conards aux alentours de 1630.

Aujourd’hui, il ne nous reste que le souvenir ému de ces regrettés Conards, ces rois de la facétie qui, avec leur justice festive et leurs tribunaux burlesques, savaient si gaiement faire la satire des mœurs et des institutions de leur temps en rappelant à tout un chacun les règles de bonne conduite et de savoir-vivre. Considérés comme une société ludique pour leur important rôle d’instance morale, ils s’efforçaient d’offrir à leurs contemporains, ne fût-ce qu’une fois l’an, le droit jouissif de tout dire et de tout faire, de se défouler que diable ! Il me semble qu’une telle confrérie luttant activement et avec éloquence contre l’obscurantisme et la crainte des puissants aurait tout à fait sa place de nos jours ; et si être Conard c’est faire acte de « résistance écrite ou parlée à toute sottise, à tout engouement, à tout principe menteur, à toute flatterie puérile envers une nation, à toute personnalité présomptueuse, à tout élément jésuitique qui tente de s’introduire au milieu de nous », alors je signe sur-le-champ !

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et partage cet article à foison !

MA BIBLIO :

BARABÉ Alexandre-Théodore, Recherches historiques sur le tabellionage royal : principalement en Normandie et sigillographie normande en XXIV planches, H. Boissel, 1863.

CARRÉ DE BUSSEROLLE Jacques-Xavier, Notice sur l’abbaye des Conards, confrérie célèbre qui existe en Rouen du quatorzième au dix-septième siècle, Librairie Nouvelle, 1839.

CORVISIER André, Une société ludique au XVIe siècle : l’abbaye des Conards de Rouen, Annales de Normandie, volume 27, numéro 2, 1977.

FLOQUET Amable, Histoire des Conards de Rouen, bibliothèque de l’école des Chartes, volume 1, numéro 1, 1840.

LA FONTAINE Jean (de), Œuvres de J. de La Fontaine, Tome 4, Nouvelle édition revue sur les plus anciennes impressions et les autographes[…], Hachette, Paris, 1897.

MONTIFAUD Marc, Les triomphes de l’abbaye des Conards : avec une notice sur la fête des fous, 1874.

RIGOLLOT Marcel Jérôme, Monnaies inconnues des évêques des innocens, des fous : et de quelques autres associations singulières du même temps, Merlin, 1837.

Bulletin philologique et historique jusqu’à 1715 du Comité des travaux historiques et scientifiques, Presses universitaires de France, Paris, 1955.

 

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Commentaires
S
je me suis régalée à lire cet article... et je reconnais bien là ma ville. il me vient l'idée saugrenue de soumettre ces connaissances à mes élèves qui usent de ce vocable à tout va...<br /> <br /> merci<br /> <br /> senami
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